(crédit : vocivus)
il t’est facile de te remémorer ton enfance ; plus facile que tu ne le souhaiterais, sans doute. si tu pouvais choisir quels souvenirs garder et lesquels effacer, tu n’aurais aucun scrupule à te débarrasser de la plupart d’entre eux, et ceux qui resteraient perdraient tout leur sens. il serait plus simple de tout effacer, depuis ta naissance jusqu’à la fin de ton adolescence. comme si tu n’avais jamais eu d’enfance.

mais n’est-ce pas déjà un peu le cas ? lorsqu’on a enlevé à l’enfance tout ce qui en fait une belle chose, mérite-t-elle encore son nom ? il ne serait pas inexact, finalement, de dire que tu n’as pas eu d’enfance. on te l’a volée, oui, c’est cela, volée. on t'a volé ton enfance dans le silence et l’indifférence la plus totale, et toi tu n’as rien pu faire pour te défendre. tu n’étais qu’un gosse, trop effrayé pour tenter de résister.

de toute façon, même si tu avais crié, personne ne serait venu.


peu après tes huit ans, il est venu vivre avec vous. le frère de ta mère - ton oncle, même tu ne l'as jamais considéré ainsi. tu ne voyais en lui qu'un étranger qui s'était installé sous votre toit du jour au lendemain, s’immisçant dans vos vies sans vous laisser le choix. ta mère t'avait expliqué qu'il n'avait nulle part où aller, qu’il était de sa famille, qu’elle ne pouvait pas le laisser à la rue, que c'était seulement temporaire. les jours ont passés, et puis les semaines, et les mois, et il était toujours là.

il ne travaillait pas, alors ta mère s'est mise à bosser pour deux. elle rentrait de plus en plus tard le soir, de plus en plus épuisée. c'est sans doute pour cela qu'elle n'a pas vu ; ou peut-être qu'elle ne voulait simplement pas voir, qu'elle faisait exprès de détourner le regard pour ne pas avoir à affronter la réalité de ce qui se passait sous son toit. et toi bien sûr tu n'as rien dit – il t'avait fait promettre de n'en parler à personne, un doigt posé sur tes lèvres d'enfants et un sourire complice étirant les siennes, comme si c'était votre petit secret. comme si c’était normal.

tu peux encore l’entendre t’appeler mon trésor, ma chérie, ma jolie petite fille de sa voix mielleuse quand il n'y avait que vous deux à la maison, tu peux encore sentir ses mains se poser sur toi et à chaque fois, ça te donne envie de vomir.

si seulement tu pouvais oublier.


il y avait un garçon de ton âge qui habitait dans la même rue que toi. ta mère était amie avec la sienne. elle te traînait chez eux, et ensuite elles parlaient toutes les deux en coréen pendant des heures, et toi tu n’y comprenais rien parce que ta mère ne voulait pas t’apprendre (tu avais fini par arrêter de lui demander). au début, tu restais caché derrière elle pendant ces visites, sans décrocher un mot. mais lui, eden, il s’appelait, il était plus sociable que toi, heureusement.

c’était ton premier ami,
ton meilleur ami,
ton seul ami.

et puis un jour il est parti. il est parti à l’autre bout de la ville, autant dire l’autre bout du monde, de ton monde en tout cas. il t’a abandonné, et du jour au lendemain, tu étais seul. tu n’avais plus nulle part où te réfugier lorsque le monstre qui vivait dans ta maison te faisait trop peur pour que tu puisses rentrer, plus personne pour essuyer tes larmes quand tu avais trop mal, ni pour te défendre quand on s’en prenait à toi dans la cour de récré parce que tu étais trop différent, que tu n’avais pas la bonne couleur de peau et que tu voulais trop jouer au dur, au garçon manqué (tu détestes cette expression).

tu avais déjà essayé de t’enfuir avant - si souvent que ça avait fini par devenir une habitude, et ta mère ne réagissait plus quand les flics te ramenaient à la maison en pleine nuit après une nouvelle fugue. tu te demandais parfois si elle remarquait ton absence, les soirs où tu ne rentrais pas après avoir séché les cours toutes la journée, et si t’allais lui manquer, le jour où tu finirais par te barrer. une fois, tu as essayé d’ouvrir la portière de la voiture de police et de sauter pendant qu’elle roulait. tu n’avais pas peur de te faire mal ; ça ne pouvait pas être pire que de retourner là-bas. la seule chose qui pouvait te donner envie de rester, c’était eden. et maintenant il n’était plus là.

tu avais treize ans. tu n'es plus jamais rentré chez ta mère.


tu ne sais plus à quel moment tu as arrêté de faire la manche et commencé à faire les poches ; sans doute à peu près à la même période où tu as pris l'habitude de ne jamais dire ton vrai nom ou ton âge aux gens que tu rencontrais. tu ne faisais confiance à personne, et souvent, quelque chose finissait par te prouver que tu avais eu raison.

on t'a insulté. on t'a frappé. on t'a piétiné. on t'a humilié. et toi, tu as tout encaissé sans broncher, comme d'habitude. ce qu'il t'as fait t'avait rendu engourdi, insensible à la douleur. la rue, elle, t'a rendu plus fort. elle t'a appris à rendre les coups quand c'est nécessaire, et puis surtout elle t'a appris à courir. c'est fou ce qu'on devient capable de faire, quand c'est notre vie qui en dépend.

c'est tout ce que tu as fait, pendant quelques années. survivre. à n'importe quel prix.

peut-être que tout ça aurait été plus facile si tu avais été quelqu'un d'autre, quelqu'un qui correspondait aux cases étroites que la société avait créées. cisgenre, blanc, hétéro, et j'en passe. mais tu n'as jamais aimé te plier aux règles, pas vrai, luce ? t'as toujours eu un problème avec l'autorité. tu n'as jamais su rester à genoux sagement comme on l'attendait de toi. non, il fallait que tu te rebelles en permanence. il fallait que tu lèves la tête et que tu dises fuck à tous celles et ceux qui tentaient de te soumettre.

(sauf, peut-être, avec riley.)


il avait vingt ans, et toi, tout juste seize. il parlait mal français, avec un accent irlandais à couper au couteau, et toi tu parlais mal anglais. il avait un sourire en coin et des yeux brillants et des tâches de rousseur qui formaient des constellations sur sa peau, et toi, tu es tombé amoureux de lui. irrémédiablement amoureux, au point d'avoir la poitrine qui se serre et l'impression d'étouffer quand il n'est pas là.

tu te demandes parfois, comment tu en es arrivé à dépendre autant de riley, toi qui déteste tellement ça, dépendre des autres. c'est un de vos points communs, et il y en a assez peu pour que tu le remarques. peut-être que finalement, c'est juste parce qu'il a été la première personne à te traiter comme un être humain depuis le jour où t'es parti de chez toi sans te retourner. il ne t'a jamais dit "je t'aime", mais il a d'autres façons de te le faire comprendre. avec lui, tu te sens important, précieux. tu te sens aimé.

et pourtant tu ne l'es pas. tu sais, au fond de toi, que riley ne fait que se servir de toi, comme tous les autres. la seule différence est qu'il le fait de telle façon à te donner l'impression que tu comptes, et toi, tu le laisses faire. tu as besoin de lui plus qu'il n'a besoin de toi, alors tu cèdes à toutes ses demandes, tu t'offres à lui corps et âme, sans rien attendre en retour. un jour, il se lassera de toi, et tu ne sais pas ce que tu feras à ce moment-là. tu en mourras, sans doute. et sur ta tombe, on pourra écrire :

he died because he loved too much.