La morsure de la bouche qu'on aime vaut mieux que le baiser d'une autre.
(crédit : Sahrdine) En substance
Toi, t’es le garçon qui siège dans les cimes et les recoins de l’amphi. Celui qui fait tout pour se faire oublier et qui se faufilerait dans le premier trou de souris s’offrant à lui, s’il en avait la possibilité. Discret, transparent pour ne pas dire fantomatique, tu n’as de cesse d’être désolé. Pour tout et tout le temps. Tu t’excuses d’exister. Taiseux, taciturne et mutique, tu ne contestes le règne du silence que lorsque tu y es contrait et que cela s’avère nécessaire. Bien que tu te gardes de l’exprimer, cela ne signifie pas pour autant que tu ne possèdes pas ta propre opinion ou ton avis sur tel ou tel sujet. Ton fort accent de l'est, résonnant comme une langue étrangère aux oreilles des autochtones parisiens, ne fait qu’amplifier tes complexes au même titre que ce côté renfermé et introverti, déjà intrinsèquement présent en toi. Poli, aimable et amène ; tu es de ceux qui tiennent la porte – ou retiennent celles des ascenseurs - en se contentant de répondre au «
merci » par un timoré sourire courtois et un bref contact visuel hasardeux, que tu t’empresses de couper en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. Vastement naïf, crédule, influençable, manipulable et ayant foi en l’humanité ; tu ne vois bien souvent que le bon chez autrui et peines à déceler la vilenie. Très imprégné par l’éducation religieuse reçue par ta mère, tu es un homme magnanime accordant très (trop) facilement le pardon et l’absolution aux individus l’ayant blessés. Étudiant studieux, volontaire et assidu, tu passes davantage de temps à la bibliothèque - la pulpe des doigts courant sur les saillies habillant le papier des bouquins - que dans les soirées étudiantes ou les fêtes données pour telle ou telle raison. Doux rêveur, utopiste et idéaliste, tu te complais dans une vision de l’amour très chevaleresque, romantique et empreinte d’un esthétisme moyenâgeux, fait de ménestrels, troubadours, d’élégies et autres sérénades au clair de lune. Sans toutefois sombrer dans le sirupeux, la mièvrerie et la préciosité. Cordon bleu, enchanteur du logis ayant sans cesse mille-et-une attentions : «
Tu es bon à marier, mon fils ! », s’émerveille inlassablement ta mère en te voyant œuvrer sans jamais ciller, broncher ou rechigner. Malheureusement tu ne t’avères guère très dégourdi avec la gent féminine. Bafouillages, bégaiements, joues carmel tournant à l’acérola … tu n’es pas vraiment un disciple de Don Juan ou Casanova, rompu à toutes les subtilités de l’art du charme et de la séduction. Rien d’étonnant donc dans le fait que tu demeures vierge à vingt-deux ans.
Tout commence par ...
Un incessant «
bip bip » strident suraigu qui bourdonne et vrille tes tympans. La sensation que la guipure de Venise emmitoufle et embaume l’entièreté de ton frêle corps de chérubin. Les petits doigts ankylosés de ta dextre qui blanchissent sous l’étreinte d’un bouquet de fines phalanges.
La chaleur d’un souffle saccadé qui s’affaire et les réchauffer. La douceur de lèvres peinturlurées qui les choient et les maculent de taches carmins. Une voix de mezzo-soprano chevrotante qui susurre et rabâche inexorablement une litanie de
Salat Nâfilah. D’aqueuses perles qui se fracassent et désagrégeant sporadiquement sur tes cuticules. Un labile tressaillement de ta jambe droite. La douleur qui immerge de sa léthargie et corrode chaque fibre de ton gisant. Un térébrant gémissement qui fait vrombir tes cordes vocales. Les traits de ton petit faciès gorgé de soleil qui se meuvent en une grimace endolorie. Le voile des paupières qui se lève sur tes petites sphères hyalines.
Les ténèbres dévorantes. L’obscurité ardente. Les griffes lacérantes des abysses. Les crocs acérés des abîmes.
« Maman … ? Où es-tu maman ? C’est déjà la nuit ? », t’enquis-tu de savoir d’une petite voix étouffée, en fixant de tes orbes diaphanes et hagards la lueur criarde de l’applique rivée au plafond tout de blanc vêtu.
Une rétorque qui prend la forme d’un déchirant cri de résipiscence pourfendant le silence. Maman qui déverse entre deux sanglots éperdus un chapelet d’excuses, en apposant son front contre le tien. Se noie dans la fosse des blâmes. Se mutile à grands coups d’autoflagellation et fustigations. Qui prie dans un état de choc «
son bébé » de bien vouloir lui pardonner. Ne comprenant ce qui se passe, ta petite tête brune affolée dodeline de tous côtés.
Un quatuor de suaves filets de voix énonce une kyrielle de paroles lénifiantes, visant à calmer et rasséréner maman. Le matelas sur lequel tu reposes s’enfonce sous le poids d’une personne venant s’asseoir sur le rebord. Un médecin aux boucles café dégaine de la poche de sa blouse un stylet lumineux. Une large main rassurante alunit sur le sommet de ton crâne, au moment où le faisceau de lumière de l’instrument encercle l’arête de ton nez.
« Suis la lumière avec les yeux mon grand. », t’enjoint un chaud et amène timbre masculin. Le rai de clarté ondoie lentement tel un pendule et fait la navette de gauche à droite. Incapables de suivre la houle du minuscule halo, tes soucoupes de glace demeurent figées. Absence de réflexe pupillaire. Le praticien pivote en direction du quintette de femmes retenant leur souffle. Gravité et solennité peintes sur le visage, sa tête s’articule mollement de gauche à droite. Un hurlement fouaillant les entrailles. Maman qui pulvérise ses rotules sur le sol. Ses cris horrifiques. Ses pleurs insoutenables. Ses ongles qui scarifient son doux minois à la carnation olivâtre jusqu’au sang. Ses longues mèches de cheveux ébènes qu’elle arrache par poignées. Les affres d’un indicible chagrin. Les suppliques qui s’éloignent. S’atténuent. S’estompent et se taisent. Le silence. Le silence qui tient la main à la noirceur.
En un battement de cils, le clan au fastueux lignage vit la robe en mousseline azure, drapant depuis des temps immémoriaux ses resplendissants cieux, se mâchurer d’indélébiles souillures fuligineuses. Les vicissitudes et les tribulations n’oublient personne. Pas même les nababs et les nantis. Tout l’or du monde ne suffit pas pour corrompre et contrecarrer les desseins, facéties et caprices du destin. La dynastie que l’on croyait toute puissante et invincible est touchée en son flanc. Ébranlée. Atteinte.
L’un de ses épigones n’est désormais plus qu’un poids mort. Une charge sans la moindre utilité, pour les colossaux intérêts de l’auguste coterie aux insatiables ambitions. Une tête de l’Hydre Innerhofer est tombée ? Qu’importe. D’autres repousseront. Les auspices resteront favorables. Il en faudra plus pour entamer le caractère propice et clément des augures. Accroché à la dernière branche de cet illustre arbre généalogique séculaire, tu es un fruit blet bringuebalé au gré des mystifications de la vie. Les dieux soient loués, il reste, pour l’heure encore, une belle grappe de trois hoirs à même de faire prospérer l’empire au patronyme tenant en respect le monde entier. Nec plus ultra et incarnations dépassant toutes les espérances et les attentes paternelles enorgueillies les plus exigeantes.
Papa … . Papa qui n’aime pas les jérémiades. Papa qui n’aime pas la maladie. Papa qui voue un culte à la conception antique de l’homme. Fort, viril, vigoureux. Papa qui ne jure que par son image. Qui s’échine pour que rien n’écorne sa réputation ou ne ternisse son nom. Et un anaphtolme, ça fait tache dans le paysage lorsque l’on cultive l’obsessionnel souci de balancer à la face du monde, le cliché d’une famille parfaite, à qui tout réussit et que l’on envie. Dysharmonique anomalie au sein d’une fresque composée d’éléments ne souffrant d’aucune imperfection, tu es celui que l’on cache sous le tapis persan et dissimule derrière le paravent en laque japonais.
Lorsque toute la smala revêt ses plus beaux atours et se met sur son trente-et-un, en vue d’un gala de bienfaisance, d’un dîner de charité ou d’une quelconque représentation publique ; toi, tu dois rester dans le confinement de cette architecturale bâtisse aux allures de prison dorée, avec toute une nuée de nurses et gouvernantes en guise de geôliers. Mis au ban de la famille, on prend grand de soin de t’écarter des arcanes du pouvoir et des affaires assurant l’opulence financière de la tribu.
Tes frères ? Certains t'envient de ne plus avoir à fouler ce sentier de la gloire vous étant tout tracé et balisé. D'autres croulent sous les remords et culpabilisent. Convaincus que ce sont eux qui auraient dû se trouver dans la voiture ce jour là. Tout. Ils donneraient tout pour échanger vos places et porter le poids de la malédiction s'étant abattue sur toi. Devenu du jour au lendemain aux yeux de tous une pauvre petite chose, on te couve et protège jusqu’à l’overdose et l’anoxémie. Comme si ton statut de “
bébé” et petit dernier n’était déjà pas suffisant … . Tâche pour laquelle tes frères, sans exception, mettent la main à la pâte.
Idris, qui en sa qualité d’aîné fait office de figure d’autorité masculine, pour pallier l’absence de papa retenu constamment pour affaires. Jade le protecteur zélé qui ne te lâche pas d’une semelle et te suit comme ton ombre. Même le fantasque et taciturne Nadim veille précautionneusement sur toi. Perçu par tous comme un corps de verre menaçant de voler en éclats, des kilomètres d’interdits te sont posés. "
Fais pas ci" ; "
Ne va pas là-bas" ; "
Reste ici" ; "
Tu vas te faire mal" ... . La liste des choses qui te sont autorisées de faire tient sur un post-it. Tel une fleur mise sous une cloche de verre, tu fanes et flétris à petit feu.
Toi le gamin avide de grands espaces, qui jadis galopait dans les jardins de la propriété familiale en habillant le silence de ton rire céleste. Maman ? Maman n'a plus jamais été la même depuis cette funeste journée de Novembre 2002. Cette femme solaire, rayonnante, pleine de vie et d'entrain que vous avez tant aimé ... . Cette femme est morte le jour où la lumière s'est éteinte sur ton monde. Ectoplasme tombée dans la dévotion, la piété et la religion. Afin d'expier l’irrémissible péché dont elle s'accuse, et qui s'apparente selon ses termes à un infanticide.
U.C