(crédit : prima luce)
treize avril 2003, Paris XIXème arrondissement

Elle reviendra pas, tu sais. qu'elle dit la petite voix dans ta tête.

L'idée que tu chasses de ta boite crânienne en la secouant de gauche à droite vivement, comme si ainsi ça allait accélérer les choses et te faire oublier l'évidence. Des réflexes de petit garçon perturbé par des problèmes d'adultes qui te ronge l'estomac depuis quelques semaines déjà. Car au fond tu le sais, tu le sais que c'est vrai ce que te dit ta conscience. Et pourtant t'attends comme un damné, les bras croisés posé sur la rambarde du balcon qui menace de se casser la gueule un jour ou l'autre, tes petits yeux presque noir rivés parfois, vers l'horizon, parfois sur le parking de la cité en espérant la voir passer par là pour entrer dans l'immeuble. Car qui sait ? Pourquoi elle ne reviendrait pas maman ? C'est une maman après tout, elle t'a mis au monde et les mamans elles ne sont pas connus pour abandonner leur mari et leur enfant. Puis il y a cette note, cette note que tu gardes précieusement au fond de ta poche comme preuve irréfutable qu'elle t'aimait, qu'on quitte pas les gens qu'on aime du jour au lendemain. C'est pas toi qui l’as dit, c'est elle.

Je vais acheter quelques bricoles dans le quartier,
n'ouvre à personne, papa a les clés pour rentrer.
Fait attention à toi. Je t'aime Enzo.
Maman.

Dernier signe de vie que t'as eu d'elle, c'était le quinze mars 2003. Dans quelques jours, ça fera déjà un mois qu'elle est partie. Petit à petit, tu te rends comptes que l'amour n'empêche pas les coups de folies ; les idées complètement saugrenues qui traverse l'esprit et puis cette fameuse phrase qu'on entend trop souvent pour rire qu'est "de tout plaquer et partir". En vrai, l'amour n'a jamais rien empêché du tout. Elle est partie ta mère. Et avec elle, elle a pris pour toujours la confiance que tu peux accorder aux femmes qui graviteront tout au long de ta vie autour de toi.



- Vas-y bouge, pourquoi tu casses les couilles à rester là ? C'est pas pour toi d'rester là, casse-toi Enzo. qu'il te dit en soufflant, essayant de te déloger de ton banc comme si il n'y en avait pas dix autres de part et d'autres de la cité.

- Mais toi casse-toi, c'est quoi ton souci ? J'attends quelqu'un là, force pas j'te jure j'vais t'en coller une frère.

La jambe qui tressaute de plus en plus énergétiquement face à l'insistance de ce gars que tu connais depuis un bail maintenant, tu sais pas c'est quoi son problème aujourd'hui mais il a décidé de te casser les couilles et tu sens la rage montait tout doucement en toi, ça bouillonne au fil des palabres qu'il lâche pour te faire dégager. Y'a bien cinq minutes qui passent, cinq minutes durant lesquelles t'as entendu toutes sortes de conneries sortir de sa bouche et qui maintenant te font péter un câble.

- Tu sais quoi ? J'vais te niquer ta mère Matthieu et peut-être que là tu vas comprendre que quand j'dis un truc, c'est pas pour que t'insistes.

Sauf que t'es pas le mieux placer pour parler des mères, que c'est même institutionnel à la cité qu'on doit jamais parler des mamans. Mais t'es un peu con sur les bords Enzo, t'as treize ans et t'as ce langage à la con qu'on emploi dans les quartiers nord. C'est moche hein ce que tu dis mais t'en a rien à foutre, il l'a cherché ce con.

- Quoi ? Tu vas quoi ? C'est moi j'vais niquer la tienne, tu sais ta bâtarde de mère qui t'as lâché ? Tu crois elle est partie mais on la fait tourner dans les caves, croit pas.

Et il n'en faut pas plus pour que tu te redresses sur tes deux jambes et que tu lui envoies une patate dans la tête. C'est ta première vraie bagarre, la première qui te fait sortir de tes gonds à ce point-là. Avant c'était de la rigolade, entre potes c'était plus des "entraînements" histoire de ne pas se faire défoncer au cas où mais ça n'a jamais été bien méchant les coups que vous vous mettiez. Mais là, t'y met toute ta rage, peut-être que tu le frappes même plus pour défouler ce que tu ne pourras jamais dire à ta mère que pour les conneries qu'il a débité pour simplement te répondre. Ce pauvre garçon qui doit à peine avoir plus que toi en âge que t'envoies à l'hôpital sans remord pour une coupure à l'arcade, une dent cassé et les deux yeux au beurre noir.

Une fois que l'information vient aux oreilles de ton père car ce cafteur de Mathieu à balancer ton nom à ses parents, t'es puni pendant un mois de sorti. C'était bien mérité, tu l'as pas volé cette punition mais t'as appris au moins une chose dans tout ça Enzo, une fois que t'as usé tout ton quota de rage dans chaque coup de poing que t'as pu mettre... Tu te sens mieux, Il est peut-être là ton échappatoire à toute cette colère que tu gardes en toi depuis quelques années déjà. Tout simplement  dans un sport de combat.


cinq juin 2010, au flash boxing d'Aubervilliers

Cent dix-huit, cent dix-neuf, cent vingtième pompe ... Et déjà la voix de ton entraîneur se fait entendre en écho dans toute la salle pour te dire d'aller plus vite qu'il te reste encore dix minutes de corde à sauter à faire et tout autant de temps sur la poire de vitesse avant d'aller sur le ring. Quand t'entends le son de sa voix t'as envie de le frapper lui, il fait toujours sortir le pire en toi. Mais c'est surement ça qui fait que c'est un bon entraîneur, alors t'accepte ton sort et t'écoutes attentivement ce qu'il te dit de faire quasi six jour par semaine depuis plus de deux ans maintenant. Finalement tu le vois plus souvent lui que ton propre père, le coach Jeremy Desmond. Tu l'écoutes plus aussi. C'est pas que t'ai spécialement d'être dans le conflit avec ton père mais vous avez pas la même vision du monde et des choses, y'a clairement un écart frappant entre l'ancienne et la nouvelle génération. Pour lui, c'est une perte de temps ces entraînements sans relâche à la boxe, tu devrais plutôt te consacrer à tes études, à ton futur métier plutôt que de te donner corps et âme à un "hobby" comme il aime l'appeler.

Puis de l'autre côté, t'as Jeremy qui lui, te pousse à continuer car il pense que y'a du potentiel à exploiter. T'as de la puissance, une facilité folle à prendre en masse musculaire depuis que t'as commencé. Un discours qui peut uniquement te plaire, car toi depuis que tu t'es mis à la boxe t'es devenu complètement accro. Alors quand on te parle de carrière professionnelle, de milliers d'euros à se faire juste en faisant ta passion ça te met des étoiles pleins les yeux.

Faut dire qu'il en faut peu pour faire rêver un gosse de seize ans venant des quartiers défavorisés.

- Aller c'est bon Enzo, tu peux sortir du ring t'as bien bossé pour ce soir que Jeremy te dit en écartant les cordes du ring pour t'aider toi et tes mains encombrés par les gants, à sortir.

- T'es sûr que ça suffit ? J'sais pas je le sens pas ... A peine les gants et le dentier de protection enlevé que tu lui demandes ça. T'es pas serein, faut dire que ta toute première compétition arrive à grand pas et ça te stress pas mal cette histoire. Mais juste à voir le sourire pas peu fier de ton entraîneur, et la claque amicale qu'il te met dans le dos tu te sens soudainement rassuré.

- Mais oui ça va aller, t'as encore deux semaines de toute façon et on lâche rien, tu vas les écraser.

T'opines de la tête, si il te fait confiance y'a aucune raison de douter de toi-même de toute façon c'est pas les championnats du monde que tu concours. Si tu rates ça voudra juste dire que papa avait raison depuis le début, qu'il va falloir que tu te concentres sur tes études.



Quelques billets gagnés par-ci, par-là tout le long de l'année et qui se sont entassé sur ton livret A, une compétition nationale remporté haut la main et t'offrant un petit article dans le journal de l'Equipe pour présenter le jeune Enzo Castelli âgé de dix-huit ans. C'est pas grand-chose en soi mais ça fait plaisir et rien que pour ça, tu t'es décidé à t'offrir trois semaines de vacances, les toutes premières loin de Paris, son climat stressant et son temps horriblement lourd durant la saison estivale.

C'est accompagné d'une bande d'amis que t'as décidé de te rendre sur la petite île française pour profiter de ton été et des festivités musicales qui depuis quelques années ont lieu sur Calvi même. La musique, la plage et les filles. Chiara en particulier, jolie petite poupée au teint doré et au regard azuré qui attire ton regard une après-midi sur la plage pourtant noire de monde. Elle est accompagnée de ses copines elle aussi, des filles tout aussi jolie qu'elle et il n'en faut pas plus motiver les troupes pour que vous décidiez d'un commun accord de vous installer à côtés d'elles, juste histoire de faire connaissance, une partie de volley tout au plus. Bien évidemment, c'est l'occasion toute faite pour aborder celle qui te plait et ça marche plutôt bien pour toi, l'après-midi vous la passez tous ensemble à rire et faire des activités des plus banales sur la plage et la soirée, tu la passe en tête à tête avec cette belle blonde, un brin plus jeune que toi. Et arrive ce qu'il doit arriver, en fin de soirées après une multitude d'éclats de rires qui viennent se confondre au bruit de l'écume des vagues frappant contre les rochers et la musique à la mode qui vient s'en mêler. Vous échangez un baiser, c'est toujours beau les amours d'été.

septembre 2012, Paname

Quelques semaines déjà que t'es rentré de tes vacances en Corse, l'euphorie des beaux jours et le bronzage qui se sont fait la malle bien trop rapidement à ton gout. Tu commences la fac cette année et contrairement aux années précédentes dans ta branche professionnelle dans laquelle les classes étaient composées 100% de garçons, cette année il y a des filles partout, des filles qui te font les yeux doux. Si au début tes pensées étaient tournées uniquement sur Chiara et ses beaux cheveux blonds... Plus le temps passe, plus ça devient difficile de rester concentrer sur cette gentille fille.

Comme tout salaud à en devenir ou petit con qui se respecte, tu te demandes si ça serait une bonne idée d'avoir une petite amie en Corse et une ici sur Paname, mais le bon sens te rattrape très vite et tu fais le choix de lui avouer dans un coup de fil que cette relation ne te convient plus, que la distance ne fera que vous éloignez et qu'il est préférable pour tout le monde que ça s'arrête. Elle est d'accord, cool. C'est une fille simple et sympa Chiara. Et pendant quelques temps encore, vous parlez ensemble bien que vous ayez rompu. Vous vous aimez bien faut dire, vous avez passé un bon été ensemble donc pas de quoi se faire la guerre. Sauf que du jour au lendemain, tu te rends compte que t'as été supprimé de sa liste d'ami sur messenger, ça faisait quelques temps que tu trouvais vos conversations différentes mais là, c'est carrément à un autre stade que vous êtes passés. Tu sais même pas le comment du pourquoi de cette suppression. Tu t'en doutes mais t'oses espérer qu’elle n’est pas aussi conne que ça pour suivre les instructions de son petit-ami du moment...

Dans tous les cas, c'est une énième fille qui s'évapore dans la nature du jour au lendemain. T'es habitué Enzo, c'est devenu ton quotidien.



Capuche sur la tête, regard enragé, du moins ce n'est que d'un œil que tu peux te permettre de lancer des éclairs à tous ceux qui t'entoure. T'as le seum, ça fait plus de quarante-huit heures que t'as la haine envers et contre tous. Une rage qui te consume tout ça car t'as pas été assez bon, que t'as connu l'échec. T'as perdu Enzo, t'as pas été assez fort pour ton adversaire et c'est lui qu'a remporté la ceinture pour entrer dans la cour des grands cette nuit-là. Pourtant tu savais que c'était une opportunité énorme pour toi, t'as traversé le globe pour ça, même fait une demande de passeport même pour ça, toi le petit Castelli de la citée du XIXème arrondissement qui n'avait jamais quitté le pays avant tes vingt ans. Et pourtant ça n'a pas été suffisant, pourtant t'as perdu contre un putain d'anglais y'a deux jours.

Tout ce match qui se joue en boucle derrière tes rétines depuis des jours et qui systématiquement te rends dingue. À chaque fois, tes doigts se contractent dans ta paume et l'envie folle de taper quelque part jusqu'à t'en exploser ces putains de phalange qui t'étais si cher jusqu'à présent, te traverse l'esprit.

- Arrête d'y penser Enzo, ça arrive à tout le monde tous les jours de pas réussir quelque chose du premier coup.

Il essaie de te consoler Jeremy mais il t'agace plus qu'autre chose depuis ce fameux soir, il te donne envie de le frapper car tu savais que t'étais pas prêt pour ça, c'est lui qui t'a forcé la main à y aller, c'est de sa faute si t'as perdu et que ça confirme bien la pensée de tout le monde : dès qu'il faut se lancer dans le pro', t'es pas assez bon.

- Vas-y lâche moi un peu Jeremy, on rentre à Paris t'efface mon numéro et on arrête tout ça, j'en ai marre de tes plans foireux. C'est bon j'ai plus le temps pour ça.

La colère qui parle, la déception aussi. Faut dire que t'avais jamais été confronté à ça depuis que t'as commencé la boxe. Mais là, t'as même pas envie de discuter, pas envie de t’entraîner de nouveau non plus. C'est fini pour toi, tu rends les gants et tu vas te mettre sérieusement au travail.


trois juin 2019, encore et toujours Paris

Le téléphone qui vibre dans la poche de ton bleu de travail tandis que t'es en pause déjeuner avec les collègues. Tu le sors et regarde vite fait qui t'envoie un message.

Expéditeur : Jeremy, envoyé à 12:13
Salut Enzo,
J’viens aux nouvelles vu que toi t'es incapable d'en prendre
Tu comptes jamais revenir ? T'abuses, tu peux pas rester devant un échec et juste tout stopper à cause de ça, t'as plus 12 ans pour faire ça ptn.
J'pense quand même à toi, tu me manques gamin.

Tu soupires, c'est limite si il ne vient pas de te couper l'appétit avec ces conneries, avec son obstination à vouloir te voir par force sur un ring. Pourtant il était bien là lui, quand t'as perdu.


C'est faux, tu n'y retourneras pas. T'as pas le courage ni l'envie d'affronter le regard de tous ceux qui te connaissent là-bas, savent que t'as perdu un match si important. Tout le monde finira par passé à autre chose, Jeremy trouvera un nouveau poulain et enfin, on te lâchera la grappe à toi. Tu seras oublié, on te parlera plus jamais de tout ça, c'est terminé.

Ton rêve est brisé, alors t'as décidé de le mettre de côté surement à tout jamais.