Les mains tremblent, ce sont des mouvements machinaux, presque mécaniques qui rythment la musique bien ancrée dans la tête. Camille, maussade danseur qui s’éveille les journées de pluie. Ses membres craquent comme ceux d’un vieil homme lorsqu’approche l’orage, alors qu’il dépasse avec aisance les portes de bois, salue l’homme de ménage, lui décoche un de ses rares sourires. C’est un accord tacite entre eux, je ne dis rien et toi non plus, lui sur ses visites hors des horaires et Camille sur le penchant de l’homme à la bouteille pendant qu’il récure les sols. Tous deux trop miteux, entachant le prestige.
L’opéra est vaste mais il sait où aller. A connu les recoins étant gamin, presque trop heureux de les fouler à nouveau maintenant qu’on lui a autorisé à y remettre les pieds. Mais plus jamais pour danser. La tête est vierge de rêves, quand on se raccroche au passé amer.
Les portes de la salle grincent. Les fauteuils ont toujours dégagé cette odeur de poussière n peu étouffante au milieu des projecteurs, maintenant éteints. Il entend le son à demi-étouffé d’un violon, et sursaute. Camille est toujours seul dans ces moments-là –il prend toutes ses précautions pour. Ce n’est pas le violon qu’il reconnaît, car il a toujours refusé d’entendre ses mélodies contées par d’autres, sourd à son talent, seulement terrassé par les yeux. Son mouvement de recul est brusque comme si la mémoire musculaire se souvenait du rejet. Camille se retrouve dos au mur.
Ares.
Dieu de ses guerres.
Sans le vouloir, ce sont les « non » à répétition qui hantent le fond de sa gorge, murmures à peine audible à l’autre bout d’une salle trop grande pour deux orages. (il garde toujours le papier froissé dans une boite, sous son lit). Non. Le fantôme de trop, pourtant trop réel. La lumière n’est pas assez blafarde, sa peau est pourtant pâle et fatiguée, mais quand il joue, il brille.
Te souviens-tu
De nos baisers qui n’ont jamais eu lieu
De nos aurores que l’on aurait pu croiser
De la pénombre de tes doigts glacés,
Car moi je suis presque mort et toi, à peine vivant. Deux cadavres errant sur la même planète désertée. Il se laisse tomber sur un fauteuil, dépassé, livide, statue incapable de faire demi-tour. Le cri à la mort bloqué dans la gorge.

Papa qui faut rendre heureux (lutte de malheureux)
les doigts qui pourraient presque se mettre à saigner,
si tu ne te débattais pas comme un forcener
(ce putain de violon qui devient ton ennemi juré)
(tu casserais ce bois,
qu’est-ce que t’en as à foutre toi,
t’existes plus,
t’existes pas.)

Tu soupires.
Cinquième fois que tu recommences. Cette foutue mélodie que tu pourris d’ennuie. Seul sur cette scène (comme l’âme abandonnée), le corps égaré sous les bougies anciennes (l’esprit prisonnier de cette ambiance malsaine
délétère,
l’or imprégné de poudre de g u e r r e).
Seul face aux feuilles froissées, les notes noires écrites sur le cahier (et tenter
tenter d’oublier les souvenirs d’avant
quand la musique était bonne enfant
que personne n’était là pour te dire « il faut tout gagner, tout rafler,
il faut que tu sois premier,
sinon je te déshériterais »)
(aussi sanglant qu’un boulet de canon
jeté dans le paysage au loin, sur ton corps de sale pion)

Et la musique qui semble horrible à tes oreilles,
tes yeux fermés,
la mâchoire serrée.
(le cœur qui s’enferme dans la surdité pour ne pas voir tous les signaux « danger »)

danger.
Cet enfant est en train de couler.
danger.
Papa a tout fait exploser.
Les côtes couvertes de cette substance visqueuse (hideuse), de ce cœur qui a éclaté
et sa mort qui a tout emporté.

Te pensant seul dans l’océan noir (pourquoi y aurait-il quelqu’un en ce maudit soir ?)  
Les notes (trop) parfaites. Ton visage de défaite.
Pourquoi y aurait-il quelqu’un en ce maudit soir ?
Pour te voir chuter éternellement du ciel.
Pour remarquer, sous la lumière dorée,
que se joue un poème malheureux,
d’un artiste défectueux,
d’un musicien qui n’est plus amoureux,
plus amoureux de rien.
Même pas de lui assez pour continuer de briller.

Tu pourrais presque pleurer ta peine,
si tu savais ressentir cette douleur,
mais elle a tout emporté la haine,
elle a brûlé ton cœur.
(et le bruit sonore, là-bas,
plus loin,
qui te fait lever les yeux,
qui cherche l’intrus d’un regard haineux).

Tiens.
Tiens, le revoilà. Ce fantôme du passé, auquel tu aurais pu si longtemps rêvé s’il ne s’était pas échoué à tes pieds. Auquel tu aurais pu composer une mélodie, pourquoi pas, pour ne jamais la lui faire lire, pour ne jamais la jouer. Juste des notes posées là, comme une trace (une faible empreinte) d’un myocarde trucidé, mais qui continue de parler à l’encre même amputé.
Une mélodie intitulée de son prénom inventé, de X, de celui qui était si beau au fond du couloir, qui ne semblait pas encore te voir. (addiction néfaste d’un poète pour l'amour transi)
Mais non.
Non, Camille a tout défoncé avant que tout cela puisse arriver.
Et quand tes yeux glacés se posent sur sa carcasse qui chute sur ce siège pourpre, c’est comme si la scène devenait animé, le temps arrêté,
comme si tu rêvais,
de ce vieux béguin de lycée,
qui reviendrait dans ta vie pour aucune raison, dans un contexte insensé.

Tu crois entendre raisonner contre les murs, une répétition de négation,
comme les damnés devant le Dieu de la destruction.
Alors tu arques un sourcil, le violon qui chute de ton épaule d’une élégance fine.
(que fais-tu là ?
À ce moment là ?)
« Tu n’as rien à faire ici » qui raisonne dans le silence de la nuit, de cette salle immense d’Opéra de Paris.
Comme dans un rêve étrange,
vous voilà réunis.

Sous la carapace de fer, Camille tremble un peu. Le choc est porté lorsqu’on a l’impression d’être hanté par les fantômes –ismaël puis lui, ismaël puis lui, il ne manquerait plus que les démons le rattrapent, l’espace d’un instant il ferme les yeux,
Son regard est toujours glacial. Arès comme un blizzard profond dont on ne ressort pas indemne –il en a fait les frais. Souvent il repense à son épais brouillard dans le couloir bondé, au mot froissé dans sa main qu’il se surprend à relire, aux autres, aux rires. Il se demande si les choses auraient été différentes, s’il avait fait le premier pas, seul. Sûrement pas. on ne s’entiche des autres yeux que lorsqu’ils ne nous regardent pas en face.

Le violon semblait triste, monstre mélodique aux cordes tirées, une certaine mélancolie. Il avait déjà entendu Ares joué, lors de furtives excursions dans les salles retirées d’un lycée austère (il ne l’a jamais surpris), et les accords n’avaient presque pas d’âme, sons extirpés d’un instrument froid comme il imaginait ses doigts, mécaniques. Pourtant, ce soir-là, avant l’orage, il y avait des sentiments. Mais camille trop préoccupé par les spectres ne se rassasie pas des notes éparses. Il en faudrait pour la guerre, pour les batailles que les yeux ont osé affronter
Camille ne tremble plus
Camille se lève.
Il n’est plus l’enfant d’avant, celui qui évitait les frasques, les regards et les cris. Camille se transforme en oiseau de malheur, (s’il faut pour plaire que je sois orage, orage je serai). La distance toujours mue qui trouve refuge sous les pieds avançant lentement le long des allées : la salle est grande et les pas lents, quand de sa main il frôle les sièges un à un pour descendre les marches.
Les regards s’accrochent sans même se frôler avant,
Il ne titube pas.
« Et sinon quoi ? Que vas-tu faire ? »
Me dénoncer, me renvoyer, peut être ? Rien de plus que ce qui a déjà été fait. Les ombres se rapprochent et il le sent, son cœur qui bat,
(le coeur se serre, se perce et se fracasse,
regarde comme, même écorché, il palpite encore.)