Un carrousel de pensées fracturées tourne et tourne dans sa tête avec sur le flanc des chevaux de bois les derniers messages qu’ils se sont envoyés. Ça partait d’un rien, comme souvent ces temps-ci tout prend des proportions démesurées dès lors où Iseul est évoquée. Son prénom est désormais prohibé, une censure qui pèse sur Elliot car elle s’ajoute à un tas d’autres comme Maël, Ben et tout ce qui est associé à eux de près ou de loin et à la fin ça fait beaucoup. Il doit compartimenter sa vie pour ne désagréger aucun sentiment extérieur mais les siens en pâtissent inexorablement.
Avec Ellin il se permet d’abroger certaines restrictions qu’il s’inflige parce qu’il la considère comme sa maison, celle où il se sent léger et en sûreté quoi qu’il dise ou fasse mais sa soeur n’est pas un plaid magique qui réconforte les maux. C’est une personne au même titre que Maël et les autres alors toutes les précautions qu’il prend pour l’épargner lui il doit aussi les mettre en pratique avec elle mais c’est si difficile d’avoir des tabous avec la personne pour qui on n’a pourtant jamais eu de secret.
La pluie goutte du ciel comme si les Dieux la faisaient tomber en la laissant glisser le long de leurs dix pulpes. Crachin léger qu’Elliot étale sur ses joues du dos de sa main en attendant dehors, devant la maison de leurs mères, qu’elle cherche sa veste pour qu’ils puissent discuter seul à seule.
« T’as pas trop froid ? » Un grognement en guise de réponse et ils entament une marche vers un quelque part indéfini. « J’ai plus envie de m’excuser chaque fois que je m’exprime. J’ai pas envie d’avoir à me justifier chaque fois que je fais quelque chose et je veux pas te perdre si je le fais même si c’est égoïste. Mais t’es la seule à qui je peux tout dire et je comprends pas pourquoi ça fonctionne plus. Dis-moi si j’ai fait quelque chose qui t’a contrariée ou si toi tu vas pas bien, mais communique parce que je peux pas t’aider en ignorant ce qui se passe. »

« Ellin ? Elliot t’attend en bas ». Elle le sait, elle vient de recevoir un message qui lui demande de descendre, qu’ils ont besoin de discuter. Ellin, elle préférerait faire la sourde oreille, faire croire qu’elle a jamais rien reçu et demander à sa mère de lui fournir un alibi, qu’elle dort ou qu’elle est partie, une connerie du genre. Parce qu’elle a pas envie de se remettre à pleurer Ellin, elle se demande même si lui reste quoi que ce soit à sortir. Pas non plus d’humeur à s’énerver, elle voudrait juste effacer les derniers jours. Mais Ellin, elle a pas encore trouver le moyen de rembobiner le temps alors c’est dans un soupire grogné qu’elle sort de son ancienne chambre pour retrouver le jeune homme dehors. La capuche tombante sur ses pupilles rougies, Ellin l’évite, ne coule pas un regard sur lui. Elle aimerait pourtant, aimerait juste lui demander pardon, se réfugier dans ses bras et lui promettre de plus recommencer. Mais Ellin sait pas mentir, sait pas retenir la déferlante d’émotions qui déborde de sa poitrine. La joie, la tristesse, la colère, tout est déversé pour dévaster.

Elle le laisse parler, ses poings serrés dans le fond de ses poches, les yeux rivés sur baskets délavés. Et ça lui mal Ellin, l’étau qui se resserre autour de son palpitant l’étouffe. Elliot lui demande pourquoi mais ça reste coincé dans le fond de sa gorge. S’il savait, ça détruirait tout. Ellin a trop à perdre contre le simple prix de se libérer de la vérité. Alors elle ment Ellin, cri dans le vent en espérant que son écho lui parvienne. Elle veut pas être la cause de leur fin.

Bras croisés contre sa poitrine, elle opprime tout ce qu’elle voudrait laisser jaillir. « Tu sais que j’suis pas du genre à m’énerver pour rien Elliot. Mon problème, c’est que tu passes ton temps à te dénigrer. Tu te rends compte de ce que t’as dit ou pas ? De vouloir être à la hauteur de ces gens-là, c’est des conneries et tu le sais. Quand est-ce que tu vas comprendre que t’as rien à leur envier à ces mecs-là ? ». Elle souffle, un fin nuage de brume se faufilant à travers ses lippes abîmées. « Depuis qu’on est gosse, j’me suis toujours juré de faire payer tout ceux qui te feront du mal. Mais j’fais quoi quand cette personne-là, c’est toi ? ». Les orbes chocolats plongés dans celle du grand brun, elle espère qu’il comprendra enfin. « Cette fille t’as raison, j’la connais pas. Mais toi non plus et t’as l’air d’en parler comme si c’était le grand amour de ta vie ! ». Et Ellin, elle sent la jalousie lui grignoter le bide, lui caresser la nuque en lui susurrant des mots doux à l’oreille. Des mots qu’Ellin connait par cœur. Alors elle s’éloigne, les épaules voutées, contrariée par elle-même. « De toute façon, t’es aveugle. Tu vois même pas c’que t’as sous le nez ».

Elle mitraille les invectives comme une guerrière émérite et Elliot a bien du mal à dévier de leur trajectoire. Ça le touche dans ses nerfs qui se contractent comme pour dire « non c’est faux ! » mais y’a que les nerfs sous sa peau qui parlent parce que sa voix elle s’est barrée sans lui donner de quoi se défendre en partant. Au bout d’un moment il se fige, condamné à subir ses impacts. Elle sous-entend que c’est un danger pour lui-même, elle lui rabâche qu’il sait pas faire les bons choix autant amicaux qu’amoureux, elle bourrine son crâne d’un « t’es qu’un enfant que je dois constamment protéger parce que t’es pas capable de le faire toi-même » puis clôt le tout en pestant qu’il n'est pas fichu d’ouvrir les yeux en plus du reste.
Y’a un hurlement coincé dans sa gorge, il rampe sans jamais trouver de sortie, un peu comme lui quand il est poussé dans ses retranchements. Il reprend la marche, d’un pas rapide cette fois mais pour s'éloigner du chaos, d'elle. Elle appelle son nom mais il continue de plus en plus vite jusqu’à courir, laissant son corps hurler à la place de ses cordes vocales.
La course dure jusqu’à un feu rouge, où des voitures lui barrent la route. Il recule comme sonné de se retrouver face à un obstacle, la main d’Ellin agrippe son manteau au niveau du creux de son dos pour l’empêcher d’aller plus loin sans elle.
Ils reprennent tous les deux leurs souffles, le feu à le temps de passer deux fois au vert avant qu’Elliot ne s’exprime enfin d’une voix écorchée. Il articule péniblement comme s’il y’avait des débris de verres bloqués dans sa trachée — impression qu’il a trop souvent d’où ses nombreux silences. — « Quand est-ce que tu vas comprendre que je ne suis pas ta responsabilité ? » Il se retourne pour pouvoir la regarder droit des les yeux, encore légèrement pantelant de leur course. « Si tu penses tout ce que tu penses de moi très bien. » Il garde ses arguments pour lui, il s’est déjà défendu au téléphone mais elle continue d’avoir cette vision endommagée, comme s’il était une cassette avec une bande toute déchirée et qu’elle était la seule capable de pouvoir le réparer. « Pourquoi il faut constamment remettre Iseul sur le tapis ? C’est même pas le sujet de la discussion. » Il voudrait ajouter qu’il est conscient que son battant s’emballe trop vite mais aussi que ça ne veut rien dire. Iseul est un crush, déclarer être amoureux d’elle serait vraiment ridicule. Aimer de l’inconnu c’est être soit stupide soit inconscient ou alors les deux à la fois. Elle ne fait que confirmer avoir une image peu valorisante de lui en affirmant de tels propos et ça nourrit la mauvaise estime d’Eli qui prend en masse doucement mais sûrement. Un jour, il va se faire dévorer par un monstre qui aura son propre visage et ce jour-là, il espère qu’Ellin et les autres regretteront le gentil et naïf petit Elliot. « Aveugle ? » Il pouffe d’un rire presque mauvais, saturant de ce mutisme qui a le même âge que lui, c’est long vingt-et-un ans de silence. « Dis-moi, qu’est-ce que je vois pas ?! Tes mes yeux en plus d’être ma morale ? » En voyant l’expression troublée et peinée d’Ellin, il adoucit son ton. « Je te demande pas d’être à ma place pour comprendre pour la simple et bonne raison que je te le souhaite pas mais comment tu veux que je te réponde ? J’ai pas les réponses ou en tout cas pas celles que tu veux entendre alors je préfère me taire. » Parce que quand on aime, parfois il est plus favorable de coudre ses lèvres et de ressentir la douleur de l’aiguille qui transperce la peau plutôt que d’être cette aiguille qui crève le coeur.